Les années 2021 et 2022 ont été marquées par une forte croissance des valorisations des start-ups et l’explosion du nombre de licornes. Aux Etats Unis en particulier, mais aussi en France.

Pourtant fin 2022, la montée des taux directeurs a mis en lumière une bulle financière à l’oeuvre au sein de l’écosystème tech (voir article Tribes sur le sujet) et a mené début mars 2023 à la faillite de la Silicon Valley Bank (SVB), un acteur majeur de l’écosystème financier VC tech de Californie.

Mais comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on valorisé plusieurs milliards des sociétés qui ne faisaient pourtant que quelques millions de chiffre d’affaires ?

Pour répondre à ces questions, il faut avant tout comprendre comment les fonds de VC valorisent les start-ups qui nous entourent.

Et c’est le sujet de cet article !


Montant investis en VC dans le monde entre 2020 et 2022
Montant investis en VC dans le monde entre 2020 et 2022

Au cours des 5 dernières années, j’ai eu l’occasion d’échanger avec des dizaines de fonds de VCs, des entrepreneurs ou des BAs sur ce sujet plus ou moins controversé qu’est la valorisation des startups.

Pour essaye de synthétiser mes réflexions, j’ai décidé de structurer cet article en 3 parties :

  • Les calculs théoriques : DCFs et multiples
  • La loi de l’offre et de la demande
  • Les méthodes pragmatiques appliquées par les fonds

Bonne lecture !

* * * * * * *

1. Les calculs théoriques : DCF & comparables

La méthode DCF

La théorie Corporate Finance donne deux principales méthodes pour valoriser une société.

La première que l’on appelle la méthode DCF, ou “Discounted Cash Flow”, se base sur les bénéfices et le cash généré par une société dans le futur. Si une entreprise prévoit de générer 10M€ de cash pendant 10 ans, elle sera valorisée 100M€, avec un ajustement à la baisse lié au risque pris – cela correspond au « coût du capital », notion assez complexe mais qui n’est pas clé pour la compréhension de cet article.

Une société qui ne générera pas de cash dans un horizon de temps prévisible (quelques années) aura donc une valorisation nulle ou même négative… Cette méthode de valorisation ne s’adapte donc pas aux startups.

La méthode des comparables

La deuxième méthode de valorisation d’une entreprise est celle dite des “comparables”. On va ainsi étudier la valorisation de sociétés semblables à l’entreprise cible, que ce soit en termes de secteur, de business model ou de croissance. Ces éléments de comparaison seront tirés de sources publiques et privées, que ce soit les valorisations de sociétés en bourse ou celles communiquées notamment lors de rachats ou d’augmentations de capital – comme c’est parfois le cas lors d’une levée de fonds.

On va alors regarder un indicateur de valorisation pour le secteur en question : cela peut être le chiffre d’affaires, l’EBITDA ou encore le nombre d’abonnés – par exemple dans les télécoms. L’objectif est d’obtenir une moyenne sur les valorisations observées pour avoir une formule du type :

Valorisation moyenne des sociétés du secteur = Multiple observé x Indicateur clé

Ainsi, si on observe que des sociétés d’un secteur sont valorisées 10x l’EBITDA en moyenne, on pourra en déduire que la société Tartampion, dont l’EBITDA est 10M€, est valorisée à 100M€.

Pour ce qui est des startups SaaS, le sous-jacent du multiple généralement utilisé est l’ARR, c’est à dire l’Annual Recurring Revenue ou bien la somme annualisée des abonnements en cours.

On estimait en 2020 que la valorisation d’un SaaS en Europe était de 5x l’ARR et de 10x aux États-Unis. C’est le sens du graphique ci-dessous qui présente le rapport EV (Enterprise Value) sur les revenus (ARR) des Entreprise SaaS sur les marchés publics aux Etats Unis. On observe ainsi une croissance très forte de ces multiples de 2020 à 2022, la moyenne passant de 10x à 20x. Sur les marchés privés cette croissance des multiples a été d’autant plus forte – nous y reviendront. On voit aussi depuis quelques mois, une correction assez importante, qui amène des multiples de revenus de l’ordre de 6 à 7x sur les marchés publics américains.

Il y a toujours eu un fort intérêt des investisseurs pour les modèles SaaS. Et cela pour des raisons bien connues à savoir :

  • La stabilité des revenus, les abonnements étant renouvelés chaque année. Cette stabilité est plus ou moins marquée en fonction du churn, ou « taux d’attrition » c’est-à-dire le pourcentage de clients qui se désabonnent chaque année
  • La rentabilité de l’activité, s’agissant de logiciels qui ont très peu de coûts directs mis à part les coûts d’hébergement.

Les autres facteurs à prendre en compte

La vraie problématique de la valorisation par multiples est qu’elle est trop simpliste et doit prendre en compte de nombreux autres aspects de la société cible, au-delà des revenus.

Les 4 facteurs le plus communément analysés par les fonds pour faire varier un multiple (et donc la valeur d’une startup SaaS) sont les suivants :

  • La croissance : il paraît relativement évident qu’une startup ayant plus de croissance qu’une autre sera plus valorisée pour le même niveau d’ARR ! La croissance est ainsi le premier facteur qui explique les “premiums” payés par les fonds
  • Le marché : typiquement les fintech et les acteurs de la cybersécurité auront des multiples plus élevés que la moyenne, pour des raisons diverses comme la profondeur du marché ou la rupture technologique qui s’y opère.
  • La géographie : si on regarde les multiples d’ARR, la même société en France aura une valeur deux fois plus faible qu’aux États-Unis ce qui explique en partie qu’autant de start-ups françaises s’y exportent (Algolia, Botify, AB Tasty, Contentsquare…) sans compter la taille du marché et son appétence pour les nouvelles technologies.
  • Le churn : on rejoint ici la question de la « stabilité des revenus », un churn de 10% par an étant une metric plutôt correct (90% des clients renouvellent chaque année, sans prendre en compte les ventes additionnelles qui permettent d’obtenir le « net churn »)

Bien entendu, d’autres facteurs sont pris en compte dans une valorisation : l’équipe, la technologie, la concurrence, le positionnement… Cependant, ces éléments sont avant tout des causes / inputs qui expliquent les bons résultats de l’entreprise : ils sont donc implicitement pris en compte dans la méthode de valorisation par multiples.

On observe ainsi que plus la société cible est jeune (« early stage »), plus on la valorisera sur les inputs : équipes, idées, techno… Au contraire, plus la société est mature et plus son ARR sera élevé, plus on la valorisera sur ses résultats (« outcome ») et son activité économique : ARR, croissance, churn…

L’importance de la marge brute

Un dernier facteur doit être pris en compte : la rentabilité.

Attention, je ne parle pas ici de rentabilité effective – qui est rarement possible en startup. Je parle de la rentabilité théorique qui pourrait être atteinte un jour, ce qui est l’objectif à long terme de toute société.

La « marge brute » définit ainsi la différence entre le coût direct de ce que vous achetez pour produire (COGS) et le prix auquel vous vendez votre solution. Ce chiffre ne prend pas en compte tous les coûts liés à la croissance ou la gestion de la société : salaires, coûts marketing, bureaux, fonctions support, etc.

Théoriquement la marge brute d’un SaaS est donc de 100% – les coûts de serveurs étant souvent négligeables. Une autre définition plus restrictive de la marge brute inclut les coûts des employés liés au support et à la gestion des comptes clients (Customer Success). En 2021, cette marge est en moyenne de 80% pour les SaaS de plus de 10M€ de revenus selon le fond Serena Capital.

L’attractivité des valorisations du SaaS amène naturellement de nombreuses startups à vouloir être considérées et donc valorisées comme des SaaS. Ces sociétés vendent des abonnements, via des assurances, des marketplaces ou en tant qu’intermédiaires : on parle alors de Paas (platform-as-a-service), de MaaS (marketplace / mobility-as-a-service) de DaaS (data-as-a-service), de LaaS (leads-as-a-service), de IaaS (insurance-as-a-service), de TaaS (training-as-a-service)… cf. article tribes sur ce sujet.

A titre d’exemple, Alan est considéré par beaucoup comme un SaaS, valorisé en 2021 à plus de 10x ses 100M€ de revenus. Mais si on regarde la marge brute de 16% (d’après les publications officielles), cette valorisation de 2021 est portée à 85x l’ARR théorique SaaS ce qui peut alors paraître élevé. Si cette valorisation peut s’expliquer par la taille du marché, la qualité du service et la vision de l’entreprise, elle était déjà très supérieure au standard de marché de 10x l’ARR en 2021.

Une inflation généralisée des valorisations entre 2021 et 2022

On retrouve ces ordres de grandeur dans les multiples appliqués aux licornes françaises au moment de leurs levée de 2021 / 22 :

  • Algolia : valorisé 28 fois l’ARR en Juillet 2021 (80M€ de revenus pour 2,25Mds de valo)
  • Dataiku : valorisé 46 fois l’ARR en Aout 2020 (100M€ d’ARR pour 4,6Mds de valo), suivi d’une levée en downround en Décembre 2022 sur une valo à 900M€ de moins.
  • Contentsquare : valorisé 15 puis 18 fois l’ARR : 150M€ de revenus pour 2,3Mds de valo en mai 2021 et 300M€ de revenus pour 5,6Mds€ en Juillet 2022.

Une des raisons de ces valorisations tient au fait que les fonds de VC en 2021 & 2022 ne se servaient plus des Last Twelve Months (LTM) revenus pour opérer leurs multiples SaaS, mais se basaient sur les Next Twelve Months (NTM) prévus par le BP : on a ainsi changé l’indicateur de référence en montrant des multiples sur les NTM plus faibles – et donc plus acceptables.

Aux États Unis certaines sociétés ont aussi bénéficié de multiples faramineux avec en tête du classement mondial, des sociétés comme Datadog (55,3x l’ARR), Zoom (50,4x), Bigcommerce (38,4x) ou encore Okta (34,2x). En 2022, les multiples n’avaient finalement plus vraiment de sens pour expliquer les valorisations pratiquées. Les seed de plusieurs millions et les séries A à 40M€ ne se basaient pas sur la notion de multiples.

Il faut donc chercher ailleurs pour expliquer les mécanismes de valorisations des startups sur cette période.

2. La loi de l’offre et de la demande

Un prix se définit à la fois par des facteurs endogènes et des facteurs exogènes dont l’importance varie en fonction des situations :

  • Un salaire va ainsi être fixé tout autant sur les compétences d’un individu que sur les salaires que lui proposent d’autres entreprises.
  •  Le prix d’un produit prend tout autant en compte des caractéristiques de coûts et valeurs (« cost & value based pricing ») que des éléments concurrentiels (competitive pricing)
  • La valeur d’une société va donc dépendre à la fois de sa valeur intrinsèque et de la loi de l’offre et de la demande.

Difficile de valoriser une équipe, une rupture technologique ou encore une société non rentable… Le prix d’une startup est donc souvent fixé par la loi de l’offre et de la demande.

Créer un engouement médiatique

On observe que les sociétés les plus valorisées sont souvent les plus médiatisées – ou l’inverse. La valorisation d’une startup tenant plus à une loi de marché qu’à un rationnel financier, le vrai challenge lors d’une levée de fonds est donc de faire monter les enchères. Il faut faire vite, faire jouer la concurrence entre les fonds, envoyer du rêve et si possible faire naître chez les investisseurs potentiels un sentiment de FOMO (« Fear of Missing out »).

C’est d’ailleurs ce qu’on retrouve dans le retour d’expérience de Thomas Rebaud, sur la levée de Meero de 205M€ en 2019 : “J’ai eu ce que je demandais : 200M€. J’ai d’ailleurs été assez ballsy sur ma demande, j’ai demandé un peu plus (…) J’ai levé 50M€ de plus que ce que j’aurais dû lever. Je suis vraiment allé chercher l’extra-miles car je voulais avoir de l’avance sur mon cash (…) Je n’ai pas été surpris qu’on y arrive.”

Ce qui est assez bluffant, c’est cette capacité à créer un engouement pour une vision, pour un projet et de le valoriser des millions, voire des milliards d’euros.

Le système des Limited Partners

Une explication aux valorisations très élevées des sociétés sur-médiatisées tient aussi, selon certains, au système des Limited Partners – pour en savoir plus sur le fonctionnement d’un fond, je vous conseille la lecture de cet article.

Pour faire simple, tous les fonds de VCs, que ce soient des fonds en Seed ou en Growth fonctionnent sous le même système. À la différence des Business Angels (BA) qui investissent leur propre argent, les VC investissent l’argent de tiers, que ce soit des personnes physiques ou morales. Ces tiers sont appelés Limited Partners (ou LP’s) et peuvent être :

  • Des institutions : banques, asset managers, grands groupes, family offices, l’état français, des fonds de pensions…
  • Des individus : entrepreneurs, industriels, investisseurs, toute personne avec un important patrimoine financier.

On peut donc segmenter les fonds d’investissement en trois typologies :

  • Les fonds « classiques » qui reposent sur un modèle de gestion de capital pour le compte de tiers, comme Isai, Partech, Newfund, Elaia, Idinvest / Eurazeo, Daphni… Leurs Limited Partners seront des riches fortunes françaises et de grands corporate comme LCL, Bouygues, Nokia, L’Oréal, Cisco, Accenture, Intuit, Renault ou Adecco.
  • Les organismes d’Etat comme la BPI qui investissent au nom et pour le compte de l’Etat – et donc l’argent du contribuable.
  • Les fonds de Business Angels :
    • Avec un BA unique, comme Kima Ventures le fond de Xavier Niel ou encore Otium Capital, le fond de Pierre-Edouard Stérin, fondateur de Smartbox.
    • Avec plusieurs BAs, généralement sous forme de SPV (Special Purpose Vehicle) – comme Sid Capital par exemple ; si vous voulez d’ailleurs mieux comprendre l’impact des Business Angels sur l’écosystème tech, voici un article que j’avais écris sur le sujet.

Les Limited Partners sont donc des acteurs clés de l’écosystème car c’est leur argent qui finance la majorité des startups françaises via les fonds de VCs. Paradoxalement, ces LPs Corporate ne connaissent souvent pas bien le fonctionnement et les modalités de valorisation des startups : ils vont déléguer leurs investissements à des spécialistes. Ils resteront cependant attentifs aux noms des startups dans lesquels les fonds investissent et aux rendements obtenus.

En échangeant avec certains fonds VC, il apparaît qu’un Limited Partner aura tendance à préférer les fonds qui investissent dans les « meilleures startups » : jusque-là rien d’anormal. Sauf qu’aux yeux de la majorité des LPs et de la population française, les « meilleures startups » sont les plus médiatisées et celles qui lèvent le plus d’argent.

Les fonds de VCs vont donc chercher à participer aux levées des start-ups les plus médiatisées, créant un effet d’enchères. En effet, les LP’s Corporate reprocheront plus à leur fonds de ne pas avoir participé à une méga-levée sur une grosse valorisation, que de l’avoir fait.

Paradoxalement, si la faible valorisation d’une startup est normalement le signe d’un investissement prometteur, aux yeux de certains Limited Partners peu éduqués, c’est plutôt l’inverse… Il faut alors participer aux grosses levées très médiatisées sur des valorisations importantes.

En parallèle, durant les années 2020 à 2022, la pression des LP’s ont poussé de nombreux fonds à vouloir « déployer vite » le capital qui leur été alloué, c’est-à-dire investir rapidement : un ticket de 10M€ permet donc de déployer plus vite qu’un ticket à 5M€ ! On comprend mieux l’intérêt des méga-levées.

Un marché 2022 avec plus d’offres que de demande…

L’activisme de l’État français sur le sujet depuis 5 ans – peu importe son importance stratégique à long terme – a été un autre facteur de spéculation.

La rareté des cibles pour des levées “late-stage” en France peut en effet expliquer la montée des enchères sur ce type d’investissement. Dans son rapport de 2018, remis à Bruno Le Maire & Cédric O, Philippe TIBI dresse un bilan de la situation en France sur le sujet. Il met en particulier l’accent sur l’urgence du financement de la “quatrième révolution industrielle” (rapport à lire ici).

Selon lui, en 2018, la France manquait à la fois de fonds français prêts à investir sur ce type de montant (“défaillance de marché”) mais aussi de cibles “late-stage”. Pour accélérer cette transition, la France a ainsi décidé de participer, en fonds de fonds, à ce type de levées, tout en exerçant un effet de levier sur le privé via la BPI. Par exemple, en 2018, le fonds de fonds Multicap Croissance (FFMC2), géré par BPIFrance, a été redoté de 400M€ créant un afflux de capital à destination des startups late-stage.

Le but ici n’est pas de remettre en cause l’importance stratégique de ce type d’actions pour permettre à la France de “figurer dans le peloton de tête de la quatrième révolution industrielle”. (pour reprendre les termes du rapport) Cependant, cet investissement de l’Etat a eu pour effet d’alimenter la spéculation sur les valorisations des scale-ups françaises du fait de la rareté des cibles éligibles en 2020.

Voici un exemple de retour d’un fond de VC avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger : “le critère non négociable des géants du CAC40 et de la BPI depuis quelques années a été d’investir au moins 50% en France. Sauf que quand tu faisais de la Séries B en France en 2020, tu n’avais pas 200 boîtes attrayantes, tu en avais 50 tout au plus. Du coup quand une grosse startup levait, elle était maître et faisait grimper la valo ; et ce mécanisme a clairement alimenté une bulle.”

Nombre de nouvelles licornes entre 2020 et 2022
Nombre de nouvelles licornes dans le monde entre 2020 et 2022

Pourquoi peut-on parler de spéculation ?

On parle généralement de spéculation quand les mécanismes d’offre et de demande créent une décorélation forte entre deux modes de valorisation : (1) celle du marché, observée empiriquement vs. (2) celle intrinsèque à un actif notamment calculé sur sa capacité à générer des revenus un jour – même à horizon 100 ans !

La question est donc la suivante : les valorisations des start-ups fixées par la loi de l’offre et de la demande, étaient-elles complètement décorrélées de leur valeur intrinsèque ?

Pour le savoir, il est nécessaire de trouver des éléments de comparaison en dehors de l’univers supposé de spéculation. Si la spéculation touche tout, il s’agit juste d’inflation. Il faut donc se tourner vers les secteurs traditionnels pour retomber les pieds sur terre. Se demander si Accor vallait véritablement 4 fois moins qu’Airbnb… ?

Un exemple intéressant est détaillé dans le reportage d’Hulu à propos de la société américaine Wework – que je vous conseille fortement si ces sujets vous intéressent. Alors que la valorisation spéculative de Wework était à 47Mds (retombée deux mois plus tard à 9Mds) les chiffres étaient si délirants que la valeur d’un étage Wework au sein d’un immeuble était supérieur à la valeur totale de l’immeuble entier sur le marché.

Lorsque le décalage apparaît évident, certains acteurs vont chercher à s’opposer aux acteurs traditionnels en misant sur une vision révolutionnaire (celle de Wework, Deliveroo ou Uber par exemple) ou des ruptures technologiques. L’objectif est alors de justifier ce décalage, notamment au regard des industries traditionnelles sous-jacentes (taxis, real-estate, assurance, agences immobilières, etc).

On ne parle plus de « rationnel » mais de « thèse » d’investissement. Il n’est plus possible de comparer car on investit avant tout dans une rupture technologique, que ce soit la voiture autonome avec Uber, les modèles de détection de fraude ou encore la retouche photo automatisée. Pour faire grimper les valorisations, les startups jouent le jeu. Dès 2021, à l’air du « IA washing » Techcrunch référençait déjà plus de 23 startups ayant ajouté “IA” à leur nom pour jouer sur l’intérêt des investisseurs. En Europe, plus de 40% des 2800 startups se marketant auprès des fonds comme des acteurs de l’IA en 2021, n’ont en réalité aucun algorithme d’intelligence artificielle… Et pour les 60% restants, la question se pose de l’utilité de ces algorithmes.

Et cette tendance repart à la hausse en 2023 avec la montée en puissance d’Open AI !

La concurrence entre les fonds

Un autre facteur de spéculation a été la concurrence grandissante des fonds, notamment pre-IPO comme Tiger Capital ou Softbank (Vision Fund), sujet sur lequel vous retrouverez plus d’informations dans cet article publié sur Tribes.

L’existence de fonds américains et asiatiques, prenant des risques importants sur des investissements colossaux explique aussi une réalité problématique : les scale-ups européennes sont pour beaucoup financées par des fonds non-européens. Ainsi, parmi les 15 fonds les plus actifs d’Europe sur 2021, seuls 3 sont européens (dont la BPI en 6ème place) :

Michel RUIMY, économiste à la banque de France, expliquait dès 2021 que la bulle de l’écosystème startups datait d’avant 2019 : “Certains pensent que, parce que l’argent n’est pas cher, la croissance des cours durera encore longtemps. En effet, peu importe si on paie cher puisque d’autres vont racheter plus tard et cher, ce qu’on aura versé.”

Pendant de nombreuses années, les startups françaises ont trouvé un marché dans les rachats par de gros acteurs américains : c’est le cas de Fotolia & Neolane par Adobe pour respectivement 800M€ et 600M€, La Fourchette par TripAdvisor pour 110M€, Sunrise par Microsoft pour 100M€ ou Zenly par Snapchat pour 300M€ – et fermé en Septembre 2022 pour des raisons financières.

Les groupes français n’étaient pas en reste avec les rachats en 2017 de Compte Nickel par la BNP (+200 M€) et de aufeminin.com par TF1 (350 M€). Les résultats de ces opérations varient en fonction des cas : alors que Teads, racheté par Altice pour 285 M€ annulait son entrée en bourse pour 5Mds d’euros en Aout 2021, Dailymotion racheté 217M€ par Vivendi en 2015 a connu depuis une véritable descente aux enfers. La vente en avril 2022 de Leetchi et MangoPay par Crédit Mutuel Arkéa (acheté 60M€ en 2015) au fond de PE Advent, témoigne de certaines réticences des grands groupes face au modèles économiques non rentables : en 2020, 5 ans après son rachat, Leetchi essuyait ainsi des pertes de 4 millions d’euros.

Dernière porte de sortie, la consolidation de l’écosystème startups : on pensera ainsi à Sqreen racheté en 2021 par Datadog pour un montant jugé par certains très élevé, Captain Train par Trainline (200M€), Cheerz par Cewe (36M€) ou Mondocteur par Doctolib en 2018. Ce sujet de la consolidation de l’écosystème startup s’accélère d’ailleurs avec la crise comme le titrait les Echos dès Juillet 2022 : Baisse des valorisations, licenciements, M&A… les nouveaux défis de la French Tech

Si on prend du recul, sur les 20 dernières années, seules une dizaine de startups françaises ont réalisé des exits à plus de 300M€. La question est donc de savoir si les licornes françaises, déjà valorisées plus d’un milliard, trouveront le moyen de réaliser des exits à ces niveaux de valorisation.

Les dérives de ce système de valorisation

L’omniprésence et la valorisation par les médias, le gouvernement et l’opinion publique des modèles de croissance sur-financés pose 3 problèmes dont il est important d’avoir conscience.

Des distortions de marché

Tout d’abord cela crée des distorsions de marché en générant de la concurrence déloyale aux acteurs traditionnels rentables.

On montre souvent le nombre d’emplois créés par le French Tech, mais la question reste ouverte sur le nombre d’emplois qu’elle impacte indirectement. Dans tous les cas, alors que certains pourraient invoquer le concept de « destruction créatrice », il reste préférable que ces emplois soient “détruits” par des sociétés technologiques françaises qu’américaines.

La valorisation d’un modèle unique

Le deuxième problème de la sur-médiatisation de ces start-ups, notamment par l’Etat (Next40/120), c’est qu’elle laisse penser qu’un seul mode de développement est aujourd’hui possible… La polarisation des investissements sur un nombre très restreints d’acteurs se fait forcément au détriment du financement d’autres modèles.

La fin des PMEs rentables ?

Le dernier problème est finalement l’engrenage des levées qui pousse à bout certaines startups qui auraient pu se développer en PME rentables : faire machine arrière est quasiment impossible.

« Créer des PME rentables n’est pas le rôle des VC, et on ne peut pas leur jeter la pierre, ce n’est pas leur modèle. Mais pour les entrepreneurs qui souhaitent lever et pensent qu’ils pourront, au cas où, si la course à la croissance ne les motive plus, faire de belles PMEs, ils se trompent affreusement. Il n’y a pas de plan B, c’est machine en avant toute ! Les VCs n’ont pas intérêt à ce que la boîte « tourne » tranquillement ou vise le break-even rapidement » estime Julien Petit, leveur de fonds.

3. La réalité des modèles de valorisation

Après avoir étudié les deux modes de valorisation des startups (multiples et marché), il est temps de jeter un œil à ce qui se passe réellement du côté des fonds de VCs et les mécanismes qui définissent les valorisations.

Le parcours classique

La première chose à savoir, c’est que beaucoup de VCs investissent dans des startups dont le développement est relativement codifié que ce soit sur les phases (seed, série A, B, C, D, E), les montants levés et les pourcentages de dilution. Une table de capitalisation déséquilibrée trop tôt pourra donc jouer en votre défaveur.

En moyenne, à chaque « tour de table », les fonds prendront entre 15% et 25% de la valeur de la société cible. L’analyse des tours de Seed de 475 startups au Q2 2021 donne ainsi une moyenne des levées de près d’un million d’euros pour 17% de dilution – avec des moyennes supérieures à 20% pour les Fintech & Foodtech :

Si on devait définir un parcours théorique classique, les différentes étapes de développement d’une startup seraient les suivantes :

  • 20% de dilution pour un pre-Seed de quelques centaines de milliers d’euros auprès de BAs (optionnel)
  • 20% de dilution pour un Seed entre 500k et 1,5M€
  • 20% de dilution pour une série A entre 10 et 15M€
  • 20% pour une série B de 20 à 100M€

Dans ce cas théorique, hors pre-seed, les fondateurs conserveraient 64% du capital post série A et 51% post série B (0,8^3).

Ces deux dernières années, on a observé une explosion des montants des tours de table, surtout pour les séries C et D. D’après l’étude d’Eldorado de 2021, les montants des levées de fonds en série B sont restés stables à 15M€ entre 2012 et 2018. On peut prendre des exemples bien connus : 7,5M€ pour Blablacar en 2012, 4M€ pour Doctolib en 2014, 13M€ pour ManoMano en 2016.

Cependant entre 2018 et 2022, les montants des séries B semblent avoir évolué : 41M€ pour Back Market en 2018, 40M€ pour Lydia en janvier 2020, 84M€ pour Ankorstore en mai 2021. Même constat côté série A ou Seed avec un seed à 6,5M€ par Cajoo en février 2021.

Le mécanisme des rétro-valorisations :

Les fonds valorisent les startups dans lesquels ils investissent sur la base d’hypothèses de valorisation de sortie à l’horizon de placement du fonds ; cet horizon de temps est souvent compris entre 5 et 8 ans, voire 3 ans dans le cas de fonds d’amorçage.

Les calculs incluent des hypothèses comme :

  • Le taux de retour sur investissement (TRI ou IRR en anglais), qui dépendra du risque mesuré pris par les investisseurs ; ce taux varie en général en fonction de la performance du fonds de 5% à 60% par an suivant le secteur. Pour mieux comprendre les TRI des différentes formes d’investissement, reportez vous à cet article.
  • Le coefficient multiplicateur qui permet de mesurer la perspective de gain attendu de l’investisseur ; beaucoup de fonds travaillent ainsi en “Cash on Cash” (CoC) sans notion de temporalité !

Mais tout cela reste très théorique…

En réalité, les modèles de VCs fonctionnent pour beaucoup à “iso-dilution” : mais qu’est-ce que cela signifie ?

Cela veut dire qu’à chaque tour de table, les fonds s’attendent à prendre une part standard du capital, comprise entre 15% et 25% comme nous l’évoquions précédemment.

Ainsi, peu importe le montant levé, les actionnaires d’une startup vont se diluer entre 15% et 25%. Les fonds valorisent ainsi les sociétés par “rétro-valorisation” en fonction de la somme levée pour garder cet ordre de grandeur au capital, peu importe la taille du ticket… Deux sociétés identiques qui lèvent 2 et 10M€ seront par exemple respectivement valorisée 10M€ et 50M€, même si elles font le même chiffre d’affaires et ont le même business. Cette pratique est cependant absurde… Pendant des années, les startups ont donc été fortement incitées à lever toujours plus, peu importe leur besoin en financement.

Les preferred shares, la protection des VCs

La mise en place de preferred shares est une clause assez classique lors de levées de fonds ; cependant c’est un mécanisme qui est encore trop peu connu des entrepreneurs.

Pour faire simple, les « preferred shares » agissent comme un filet de sécurité pour les fonds, en cas de sortie à une valorisation inférieure à la valorisation à laquelle ils sont entrés. Ce concept est différent des clauses de ratchet qui fonctionnent de la même manière mais concerne les tours de levée successifs (correction de la valorisation de la participation du fond en cas d’opération dilutive ultérieure à un prix inférieur au prix du tour initial) – plus d’infos sur tous ces sujets dans un article Tribes plus détaillé ici.

En France, la grande majorité des levées incluent des « preferred shares », en particulier à partir de la série A : à partir de ces montants, les tours de tables sans preferred shares sont rarissimes. En France il existe aussi des clauses de carve-out (souvent 10% de l’actionnariat) qui n’est pas concerné par les preferred shares.

Mais comment fonctionnent ces mécanismes ?

Imaginons une société qui lève 20M€ à une valo post money de 100M€. Disons que le fond auprès duquel cette société réalise se levée demande alors des “preferred shares” a 1x sa mise :

  • Cela signifie que si la valorisation suivante est « in the money » c’est-à-dire supérieure à la valorisation précédente, lors d’une revente par exemple, la répartition du capital restera stable : si la société est revendue 200M€, le fond touchera 40M€ – soit 20% du montant de la revente. Tout le monde est gagnant et les preferred shares n’ont rien changé è
  • Cependant, si la société perd de la valeur et se vend à 50M€, alors le fonds pourra exercer ses « preferred shares » et récupérer ses 20M€, il restera donc 30M€ aux autres. Si la valorisation est inférieure à 20M€, les autres actionnaires ne toucheront rien.

A noter que depuis 2023, certains fonds demandent des preferred shares à 2 ou 3x, ce qui signifie qu’ils devront récupérer en priorité 2 ou 3 fois leur mise !

Les preferred shares sont donc des mécanismes qui peuvent aboutir à une plus forte dilution des actionnaires opérationnels (fondateurs) en cas de sous-performance : c’est un sujet à bien regarder, et qui explique la réticence des fondateurs à faire des downround en cette période de crise !

Attention aussi à bien étudier les clauses de Management Clawback, qui re-vestent les shares des fondateurs – avec bien sûr des clauses de bad-leavers. Mais je vous laisse vous renseigner par vous-même sur ces aspects, car ce n’est pas le sujet de cet article !

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En parallèle, si vous souhaitez creuser le sujet des valorisations, vous trouverez ci-dessous trois autres articles rédigés sur ces sujets :

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Et si le sujet des scale-ups vous intéresse, je me permets de faire une petite promo de Start to Scale , un livre sorti en mai 2023, qui résume une bonne partie de ce que j’ai appris chez Partoo sur comment structurer une société, la scaler et l’organiser : l’idée était de fournir un playbook pour passer de 500k€ de revenus à plus de 20M€. Ce livre regroupe donc tous les conseils que j’aurais aimé qu’on me donne ces dernières années.

Chaque chapitre aborde un thème important du scale et s’appuie à la fois sur des théories, des articles externes, de nombreux échanges avec des pairs et experts et enfin des exemples concrets que nous avons vécus. J’y ai aussi ajouté des schémas pour faciliter la compréhension de certaines idées.

Je travaille sur ce livre depuis plus de trois ans, en documentant tous les choix opérationnels et les stratégies que nous avons mis en place : si vous souhaitez le lire, c’est par ici !