Pourquoi ce sujet ?

Après 5 dans l’univers du SaaS, je suis arrivé à deux conclusions :

  • Les indicateurs business & financiers des scale-ups ne sont quasiment jamais communiqués au grand public ; les médias ne se focalisent que sur les levées de fonds sans jamais chercher à comprendre le business de chaque société…
  • Quand des indicateurs sont communiqués, ils sont mal interprétés. On pourrait penser qu’un indicateur comme l’ARR est standardisé mais ce n’est malheureusement pas le cas. La notion même de multiple d’ARR pour valoriser les scale-ups devrait d’ailleurs être revue…

Ça y’est, je ne vais pas me faire que des amis, mais au moins j’ai votre attention pour un sujet sur lequel je voulais écrire depuis un moment.

Mon objectif n’est en aucun cas de dénoncer quoi que ce soit, juste de clarifier des notions qui sont souvent mal comprises.

1/ Le concept d’ARR

Qu’est-ce que l’ARR en SaaS ?

Les Business Model SaaS – Software As a Service – sont très répandus en scale-ups : Algolia, Payfit, Doctolib, Tiller et des centaines d’autres start-ups françaises se sont développées sur ce modèle inventé par Salesforce en 1999.

L’ARR, ou Annual Recurring Revenue est l’indicateur financier clé des start-ups SaaS et correspond à la somme des revenus liés à des abonnements en cours à une date donnée. Il s’agit donc généralement de la somme des abonnements mensuels perçus sur un mois donné (MRR), annualisé et donc multipliés par 12.

La récurrence des revenus et les marges très importantes des Business SaaS (80% environ) expliquent leur valorisation financière élevée au regard de leurs revenus. Ainsi, les scale-ups SaaS sont valorisées sur la base de multiples d’ARR pouvant aller de 10 à 40 fois pour certaines.

Si vous souhaitez en savoir plus sur les méthodes de valorisation des start-ups, voici un article que j’avais écrit sur le sujet il y a quelques mois.

L’ARR n’est pas une notion propre au SaaS

Face à cet intérêt fort des VCs pour les Business Model SaaS, beaucoup de sociétés cherchent aujourd’hui à Saasifier leur business, c’est-à-dire à transformer leur Business Model pour obtenir des revenus récurrents.

En effet, l’ARR, ou Annual Recurring Revenue, n’est pas un concept spécifique au SaaS, mais spécifique aux sociétés fonctionnant avec des revenus récurrents, ce qui n’est pas la même chose.

Ainsi, dans la définition même d’un SaaS, il y a la notion de Software qui est directement liée à la notion de « logiciels ». Si vous vendez des abonnements de cotons tiges, votre Business Model n’est pas vraiment un SaaS, mais vous pouvez suivre un ARR. Même chose si vous vendez des assurances, des leads, du hardware, du portage salarial, des photos – tout ça sous la forme d’abonnements.

Pour reconnaître cette différence fondamentale vis à vis des Business Model SaaS, sans pour autant abandonner les multiples élevés basés sur l’ARR, beaucoup de business ont cherché à se faire labeliser en « pseudo SaaS » ces dernières années.

On parle ainsi de Paas (platform-as-a-service), de PaaS x2 (product-as-a-service), d’IaaS (infrastructure-as-a-service), de MaaS (mobility-as-a-service) de DaaS (data-as-a-service), de LaaS (leads-as-a-service), de IaaS (insurance-as-a-service), de TaaS (training-as-a-service)… La liste est longue !

Alan a même renommé son offre à destination des mutuelles « Alan-as-a-Service ».

2/ Qu’en dit la finance ?

Valoriser un business traditionnel

Dans les business dit « traditionnels », les multiples d’EBITDA sont les plus souvent utilisés pour déterminer la valeur d’une entreprise. Ces multiples ne sont cependant pas applicables aux business tech en forte croissance : l’EBITDA étant négatif pour 90% des scale-ups, cela donnerait une valorisation négative ! 

Mais ce n’est pas l’unique raison pour laquelle les SaaS ne sont pas valorisés sur leur EBITDA, nous y reviendrons.

Malgré cette impossibilité de fait, je crois beaucoup dans ce que certains appellent la “théorie de la convergence”, à savoir l’idée que toute start-up analysée à l’aune de ses revenus par des VCs sera tôt ou tard analysé à l’aune de son EBITDA par des fonds de PE : un article Tribes est d’ailleurs prévu sur ce sujet.

La structure d’un P&L

Regarder la structure d’un P&L (très simplifié pour l’occasion) permet de mieux comprendre les enjeux financiers sous-jacent à la notion d’ARR.

La différence entre les Revenus et la Growth Margin s’appelle les « Cost of Good Sold » ou COGS. Certains y voient un terme trop « à l’ancienne » et préfèrent parler de Cost of Revenues… On les divise souvent en deux types de dépenses : les dépenses de Materials et de Labor (travail).

Pour une usine de fabrication de voitures les COGS seront composés de :

  • Coûts de produits ou matières achetés (incluant les transports)
  • Le coûts de la main d’œuvre pour produire les voitures
  • Les coûts de logistique et d’entrepôts
  • Les frais généraux des usines

Les Operating Expenses (Opex) sont principalement liées aux opérations, aux bureaux, aux dépenses marketing & sales. L’EBITDA est ainsi une bonne approximation de la rentabilité d’une société et peut facilement servir de multiple de valorisation pour des business stables et à la croissance limitée.

Pourquoi des multiples d’ARR en SaaS ?

Les Business SaaS ont changé la manière d’analyser un P&L : en effet le coût d’acquisition client est passé d’un Opex à un Capex, d’une « Operating Expense » à un « Capital Expenditure ».

Dis plus simplement, le coût d’acquisition client en SaaS n’est plus une dépense courante, mais bien un investissement long terme, du fait du caractère récurrent des revenus qu’il génère !

Dans des business SaaS les dépenses de Marketing & Sales doivent donc être analysées comme des investissements car le client va générer des revenus sur plusieurs années. Faire un multiple d’EBITDA n’a plus de sens car les Operating Expenses imputées à l’année en cours permettent de générer des revenus pour les années suivantes !

En cas de forte croissance, les coûts d’acquisition sont bien supérieurs aux revenus générés sur l’année, car le coût d’acquisition enregistré sur l’année finance est en réalité un ARR long terme. 

Dans une analyse sur multiples en SaaS il est alors préférable de remonter d’un cran dans le P&L et de travailler sur un multiple de Gross Margin…

Vous avez dit Gross Margin ?

Mais alors pourquoi les SaaS ne sont pas valorisés sur leur Gross Margin ?

Bonne question !

Si beaucoup d’analystes VC aux US poussent pour cette option, la réalité opérationnelle est plus complexe. En effet le Support, le CSM et les opérations d’un SaaS se scalent avec le temps. Ainsi la Gross Margin d’un SaaS à ses débuts n’est pas la même que celui d’un SaaS qui a scalé, arrivé potentiellement à maturité.

Les analystes vont ainsi préférer ne pas tenir compte du pourcentage élevé des COGS au début, en supposant que le scale va permettre de tendre vers une Gross Margin à 80% sur le long terme !

Quand on sait que les COGS d’un SaaS vont progressivement – théoriquement – tendre vers 20% de l’ARR, alors il fait plus de sens de valoriser directement la société sur la base de son ARR.

On remonte encore d’un cran sur le P&L et on calcule toutes les valorisations des SaaS en multiple d’ARR.

Mais alors où est-ce que cela cloche ?

Comme le montre le schéma ci-dessus, la différence entre ARR et Gross Margin ne se situe pas que sur des aspects scalables comme le Support !

Il y a aussi des Direct Costs.

Pour un Business 100% pur-SaaS comme Doctolib, ces Direct Costs ne sont constitués que des serveurs. Ils sont donc négligeables. Comparer via des multiples deux sociétés pur-SaaS sur leur ARR fait donc sens et permet de valoriser des business avec une marge d’erreur honnête.

Mais la réalité est encore une fois plus complexe, car 90% des sociétés que nous appelons SaaS ont d’autres coûts directs.

Pour les fintech comme Qonto, Spendesk, ou Lydia par exemple, les coûts de transactions bancaires doivent être considérées comme des coûts directs.

Gilles Satgé, CEO de Lucca explique ainsi que sur son activité Cleemy (note de frais), il enregistre pas moins de 4 coûts directs différents, en dehors des serveurs : Google pour la détection des adresses, Mindee pour l’OCR, Docusign pour la dématérialisation à valeur probante et Anytime pour les cartes de débit..

Il est donc important de reconnaître que la grande majorité des business à revenus récurrents (ARR), SaaS ou non, ont des coûts directs élevés. 

Dans ce cas-là, un multiple d’ANRR ou Annual NET Recurring Revenus ferait beaucoup plus de sens.

A noter que le concept d’ANRR est une invention de ma part (et Jonathan, CFO de Partoo) que j’introduis dans cet article ! Je pense sincèrement que ce nouvel indicateur permettrait d’éviter de nombreux écueils d’analyses…

3/ ANRR ou Annual Net Reccuring Revenue

Qu’est-ce que l’ANRR ?

L’ANRR se définirait comme « l’ARR net de tous les coûts variables et récurrents, non compressibles ou non scalables ».

L’utilisation de l’ANRR pour valoriser tous les business à revenus récurrents se justifie ainsi par une vision beaucoup plus réaliste des cash flows à venir et de la rentabilité à maturité d’un business donné.

Comparer l’ARR de deux entreprises à revenus récurrents dont les structures de coûts directs ne sont pas les mêmes, ne fait aucun sens.

Ainsi, imaginons une société A qui génère 10M€ d’ARR en SaaS et qui décide d’ajouter à son produit existant, un autre produit SaaS d’une société B, en marque blanche. Le cross-sell marche bien et la société génère alors 10M€ d’ARR sur son produit d’origine et 30M€ d’ARR sur le produit en marque blanche, qu’elle doit payer 20M€ à son fournisseur, la société B.

Dans ce set-up, la société A génère 40M€ d’ARR et la société B 20M€ d’ARR. Pourtant, cela fait beaucoup plus de sens de comparer ces sociétés sur la base de leur ANRR, net de coûts direct. Les deux sociétés ont le même ANRR de 20M€ !

La situation est la même avec un SaaS qui fait 10M€ d’ARR et se met à vendre un hardware à 30M€ qui lui coute 20M€, ou de la revente de leads par abonnements obtenus sur de l’ads qui lui coute 20M€…

…ou n’importe quelles prestations qui induisent des « coûts directs, variables et récurrents, non compressibles ou non scalables ».

Un exemple concret

Prenons 4 sociétés qui présentent à l’heure actuelle un ARR de plus ou moins 100M€ : Doctolib, Aircall, Alan !

Ce sont toutes les 4 des sociétés exceptionnelles dont les business sont reconnus de tous et qui ont de très belles perspectives de croissance pour la suite, il ne fait aucun doute.

Nous aurions d’ailleurs pu prendre d’autres exemples, que ce soit Moka Care, Ringover, Mooveone, Gymlib, Qonto, Luko ou tout autre business SaaS dont l’ANRR diffère sensiblement de l’ARR.

La question qui vient quand on regarde Doctolib, Aircall et Alan est la suivante : l’ARR est-il le bon multiple pour induire la valorisation de ces 4 sociétés ?

  • Doctolib : le produit est un logiciel SaaS qui n’induit aucun coût direct en dehors des serveurs. L’ARR est donc extrêmement proche de son ANRR à environ 100M€
  • Aircall : le produit induit des coûts directs de maintien de lignes téléphoniques et d’opérateurs télécom, qui représentent environ 25% de l’ARR, l’ANRR est donc plutôt de 75M€
  • Alan : le business modèle d’Alan est un business d’assurance ; les revenus perçus servent donc à rembourser des sinistres qui sont des coûts non compressibles. L’ANRR est donc ici de 16M€ (voir capture d’écran ci-dessous de la lettre aux actionnaires de Juillet 2020 faisant état d’une marge brute de 16,5%, tout à fait honorable pour ce secteur)

Donc si l’on résume pour 4 sociétés dont l’ARR serait d’environ 100M€, l’ANRR peut varier par un multiple de 10.

D’un point de vue financier, pour chacune de ces sociétés, il est ainsi beaucoup plus logique de comparer les ANRR que les ARR.

Conclusion

J’ai échangé sur ce concept d’ANRR avec quelques directeurs financiers de start-ups mais je suis très preneur d’avis sur le sujet.

N’hésitez pas à commenter sur le post Linkedin pour me donner votre avis et que je puisse corriger, adapter le contenu en fonction des retours des uns et des autres !

Merci d’avance pour votre aide 🙂