Le financement des start-ups est un grand sujet. Dans les années 90 et 2000, que j’ai eu le privilège de connaître, il était très difficile de lever de l’argent, surtout dans les phases Early Stage.

Il existait bien des fonds de capital développement, mais quasiment pas de fonds d’amorçage.

Les choses ont beaucoup changé depuis le début de la décennie 2010. Il y a aujourd’hui pléthore de financements possibles, qu’ils soient publics ou privés.

Il y a de nos jours dix fois plus de dossiers que d’entreprises qui lèvent des fonds. Mais le financement en amorçage est devenu accessible. La question qui reste est : pour quoi faire ?


1 – De l’argent, oui ! Mais pour quoi faire ?

Quand les choses deviennent faciles en effet, on a tendance à les faire de manière contre cyclique. Et en particulier à se focaliser sur la levée elle-même plutôt que sur les priorités de l’entreprise, qui doivent être tout d’abord de trouver le marché pour son produit, puis de tendre très vite vers le point mort (Break Even), c’est-à-dire à la situation d’équilibre entre les charges et les produits le plus rapidement possible.

On peut parfaitement admettre qu’une entreprise est en déficit parce qu’elle investit. Mais investir dans quoi ?

Dans la nième version du produit ?

Un membre du Board d’un de nos clients me disait, fin 2019 : « mais pourquoi voulez-vous que nous investissions dans le commerce, notre produit n’est pas fini ? ». Ce à quoi je lui ai répondu : « il ne le sera jamais, dans l’absolu. Et il vous faudra encore lever des fonds comme vous venez de le faire pour le développer encore et encore. Seulement, si vous n’avez pas de résultats probants à montrer à vos investisseurs, en vendant maintenant à une cible pour laquelle le produit est prêt, vous ne lèverez sans doute pas ». Il ne m’a pas écouté. Les actionnaires, un an plus tard, refusèrent de remettre au pot …

Qu’est-ce qui apporte de la Valeur aux clients ? C’est cela, et uniquement cela qui est important. Développer encore et encore des fonctionnalités ne garantit en rien que cette valeur sera perçue par les clients et fera de votre produit un « must have », celui que le client ne peut pas ne pas acheter. Seul un Test & Learn professionnel permettra de lever ces ambiguïtés.

Dans le développement international ?

C’est l’antienne des investisseurs : il faut partir à l’international, le plus tôt possible. Et de préférence aux États-Unis, Mecque de la tech.

Seulement, avant de partir outre atlantique, mieux vaut avoir sérieusement testé son market fit, sa proposition de valeur, définie ses segments prioritaires, sa politique tarifaire … (CF chapitre 2) sur un territoire plus limité, sans oublier qu’il faudra ensuite adapter aux spécificités locales l’offre et son Go To Market.

Faire des choix, faire les choses dans le bon ordre.

Dans le marketing et la vente ?

Là encore, j’ai pu constater que les investisseurs poussent souvent les entrepreneurs à « recruter un bon directeur commercial ». Comme si un homme de qualité allait, à lui seul, résoudre l’équation !

Je vous renvoie au chapitre « pilotage » et au paragraphe sur le directeur commercial omniscient. Votre besoin est éminemment dépendant du niveau de maturité de votre Business Model.

Idem pour le Marketing : les réseaux sociaux ne feront de la Lead Generation que lorsque la notoriété et la légitimité de l’entreprise seront établies. Avant c’est une chimère !

Dans le confort ?

Combien de fois ai-je vu après une première levée, des start-ups commencer par prendre des locaux. Ils étaient avant dans un petit garage ou dans un petit sous-sol meublé et ils ont déménagé à la Défense, à 800 euros le mètre carré.

Puis ils vont prendre une secrétaire, parce que ça fait riche et qu’ils en ont assez de faire eux-mêmes les tâches administratives, puis embaucher un ancien de chez Oracle, Microsoft, IBM ou Capgemini qu’ils vont payer au prix du marché, c’est-à-dire deux à trois fois le salaire des autres collaborateurs. Tout cela car « il a l’expérience ». Nous avons vu plus haut que, de plus, rares sont ceux ayant ce profil qui s’adapte à l’environnement Startup.

Le problème c’est que, dès qu’on a de l’argent, on a tendance à le dépenser. La bonne démarche consiste au contraire à toujours considérer qu’on n’a pas assez d’argent dans sa caisse.

L’argent ne doit servir qu’à des investissements. À savoir sur le produit et/ou le marketing et, surtout, le commerce. Tout le reste doit se réaliser à coûts contraints et surtout avec un œil stakhanoviste sur les charges fixes.


2 – Comment monitorer l’argent levé

Nous constatons, sans que cette réflexion puisse être corroborée par des données exhaustives (les fonds sont discrets sur ces sujets), que, souvent, une levée de fonds accouche, quelques mois plus tard, d’une fin de vie. Pas plus tard qu’en octobre 2019, une startup de notre connaissance, existant depuis 2013, a été mise en liquidation alors même qu’elle avait réalisé un second tour de table de plus d’un million d’euros un an auparavant.

D’une part il y a le cas des sociétés qui lèvent des fonds afin de financer une activité structurellement déficitaire et pour laquelle le point d’équilibre est fixé à un horizon incertain. La levée de fonds ne sert qu’à conforter la valorisation du modèle et sa trajectoire. Dirigeants et actionnaires constateront mois après mois la non-atteinte de la rentabilité. Une fois les fonds levés épuisés, la pérennité de l’entreprise se jouera sur sa capacité à, de nouveau, convaincre des investisseurs de remettre au pot. C’est le cercle vicieux du « je perds de l’argent, mais je vais lever » tant de fois entendu. Le modèle a ses limites, et nombre de fonds ne veulent plus jouer à ce jeu.

D’autre part il y a le cas des sociétés qui considèrent les fonds levés comme un « droit de dépenser ». Embaucher, prendre des locaux plus grands, augmenter des salaires, se livrer à des opérations de communication sans que la cible et la Valeur Ajoutée client soit clairement établies … Parce que l’on n’a pas levé des fonds « pour rien ». Passer du « nice to have » au « must have » engendre rapidement des dérives du modèle qui font perdre le focus et génèrent des dépenses non prévues ou à minima non rentables. 

Sans parler des dossiers dont tout le monde sait qu’ils ne réussiront jamais mais dont, compte tenu de l’attractivité du sujet, on se dit que la levée suivante permettra de sortir avec une belle plus-value (et donc que seul le dernier investisseur boira la tasse).

Où est le problème ?

Il nous semble que le mélange des genres entre exploitation et nécessaire investissement, et ceci tant du point de vue de l’entrepreneur que de l’investisseur, brouille la vue de tous.

Expliquons-nous. D’un côté, les investissements : développement produit, marketing de lancement, conquête de nouveaux territoires (inc. international) nécessitent des investissements et donc des fonds propres (et un peu de dette, mais mieux vaut du capital). Il est donc normal qu’une entreprise en forte croissance soit en déficit comptable. Pas de souci de ce côté, donc.

De l’autre, l’exploitation. Le compte de résultat, hors investissements décrits plus avant, doit être, le plus rapidement possible, à l’équilibre. Qu’est-ce qui justifie le contraire ? Du bullshit du genre : « atteinte de la taille critique » ? Cela révèle avant tout d’un manque de Scalabilité du modèle ! (Nous sommes ici en B to B).

Ma recommandation : séparer exploitation et investissements. D’un côté l’exploitation (produits d’exploitation – charges d’exploitation) qui doit tendre vers zéro le plus rapidement possible, puis dégager du résultat.

De l’autre, les investissements qui doivent être sous contrôle, en tout état de cause inférieurs à la levée de fonds. Ceux-ci doivent être gérés comme des projets, dont l’évolution (et donc les dépenses corolaires) doivent être sous contrôle.

En l’absence de plans d’actions, de milestones clairement définis, d’un contrôle des engagements de dépenses et surtout d’un ajustement régulier de ceux-ci au fur et à mesure de l’atteinte, ou non, des objectifs, la société court à sa perte…


Une levée se pilote comme un projet

Des étapes, un planning, des rôles et responsabilités clairement établies entre les personnes en charge du dossier dans l’entreprise et les personnes externes (accompagnant à la levée, expert-comptable et avocat principalement).

On le voit dans le tableau ci-dessus, réaliser une levée de fonds est un véritable projet qui doit être mené avec toute la rigueur et le professionnalisme nécessaire. Combien d’entrepreneurs sont prêts à faire tout cela ? Combien d’entre eux ont conscience de la difficulté et du temps qu’il faudra y passer ?

Lever est chronophage

Il faut bien prendre conscience que lever des fonds réclame, même si l’on est accompagné par un cabinet spécialisé, un temps et une énergie folle. Faire un dossier (Deck), un Business Plan (le prévisionnel financier pluriannuel), se rendre à des réunions pour défendre son dossier devant un comité d’investissement, tout cela prend un temps fou.

Et ce sera de même ensuite. Un serial entrepreneur me disait récemment : « j’ai levé une fois, je ne le ferai plus. Les investisseurs me prenaient 50% de mon énergie en reporting et réunions de comités qui n’avaient de stratégiques que le nom ».

Même si tous les entrepreneurs ne tiennent pas des propos aussi critiques, je n’en ai pas rencontré un seul qui disait le contraire. Attention, je ne dis pas que lever est une erreur. Je dis qu’il faut bien peser les avantages et les inconvénients. Tous les business ne nécessitent pas des investissements très importants, beaucoup se sont développés sur fonds propres et s’en portent très bien.

Le problème, maintenant que les fonds, qu’ils soient d’amorçage, de capital risque ou de capital développement, sont légion, avec de nombreux guichets spécialisés, est que beaucoup d’entrepreneurs ne jurent que par les levées. Comme si la réussite de celles-ci était l’alpha et l’oméga de la réussite de leur projet, sa finalité presque ! Lever doit rester un moyen de réussir dans des Business Model à forte intensité capitalistique, les seuls qui nécessitent réellement de faire plusieurs « tours de table » successifs.

D’ailleurs, on a longtemps dit que si les Startup ne décollaient pas en France, c’était à cause du manque d’appétence des investisseurs pour le risque. Force est de constater que, maintenant que l’argent coule à flots, le taux de mortalité des Startup est toujours, peu ou prou, le même, et le pourcentage de celles qui atteignent réellement la Scalabilité toujours aussi faible. Preuve, s’il en était besoin, que l’argent ne fait pas tout.

En conclusion, ce qui est certain, c’est que tout cela prend un temps qui n’est pas consacré à l’essentiel : développer l’entreprise, son chiffre d’affaires, ses équipes et sa rentabilité.

Ma recommandation est de mettre des jalons au projet. Du type : « si dans 3 mois, je n’ai pas au moins 3 investisseurs intéressés, j’arrête ». Ou encore : « si dans 6 mois je n’ai pas une lettre d’intention avec une valorisation acceptable, j’arrête ». Etc…

Quel est le « bon moment » pour lever ?

Je ne suis pas certain qu’il existe réellement un « bon moment » mais je vais vous narrer quelques expériences malheureuses qui illustrent bien qu’il y a de « mauvais moments ».

Tout d’abord il faut bien avoir à l’esprit que les investisseurs, en particulier lorsque vous faite de l’innovation (pas seulement technologique, les plus grandes innovations sont très souvent des innovations d’usage), n’ont pas de référentiel à qui vous comparer. Leur analyse de votre entreprise, de sa valeur, va donc dépendre de vos résultats passés desquels ils vont déduire le futur… en prolongeant les courbes…

Ainsi, si vos résultats sont erratiques, en croissance puis en stagnation d’un trimestre sur l’autre, la valeur future qu’ils vont en déduire sera moins importante que si, au contraire, les résultats croissent régulièrement.

Et si les coûts augmentent moins vite que le chiffre d’affaires, cette valeur future sera optimale.

Si vous faites dans le logiciel en SaaS, c’est le MRR (Monthly Recurent Revenue) qui servira d’unité de mesure.

Or donc si la croissance de votre MRR est régulière, qu’elle soit forte ou faible, la valeur de votre entreprise sera calculée en prolongeant la courbe de croissance. A contrario, si la courbe de croissance n’est pas régulière, c’est en prenant la moyenne de croissance des 4 derniers trimestres qui déterminera la croissance future anticipée.

La valeur future, quant à elle, sera calculée selon la formule : 5 X chiffre d’affaires projeté à 5 ans.

Vous vous dites sans doute qu’après tout, les fonds calculent bien la valeur de la manière qu’ils veulent, peu m’importe. Pas du tout ! De cette valeur dépendra votre dilution, ce n’est pas rien.

Exemple :

Vous possédez 80% de votre entreprise avec les fondateurs, 20% sont détenus par des Business Angels qui ont pris part au premier tour de table en mode « love money ».

Selon la valeur déterminée par les fonds, les 500 KE dont vous avez besoin vont représenter soit 10% du capital si la valeur est de 5 ME, soit 25% du capital si la valeur est de 2ME.

Dans le premier cas, les fondateurs verront leur part du capital passer de 80 % à 72%, dans le second cas de 80% à 60%.

Pas la même musique !!!

Quelques cas 

1 – Dialogue avec le dirigeant fondateur d’un éditeur que je rencontre pour la troisième fois :

  • « Quand penses-tu attendre le break-even ? »
    • « ce n’est pas mon souci, je vais faire ma troisième levée bientôt ».
  • « Comment sont tes résultats »
    • « irréguliers ».
  • « Ne crois-tu pas que la priorité est de mettre le paquet sur le commerce afin de démontrer une croissance régulière du CA ? »
    • « non, on sort la V2 du produit, c’est ça la priorité ».

Fin de l’histoire : il n’y a pas eu de troisième tour de table, dépôt de bilan et rachat des actifs à la barre par un acteur plus important, mettant à bas tous les rêves et les efforts de toute une équipe.

Moralité : à lever au mauvais moment, c’est-à-dire lorsque les résultats ne sont pas probants, même en déficit, mais en croissance régulière, on ne convainc personne.

2 – Un éditeur de logiciel, existant depuis 8 ans, a levé, en plusieurs tours de table, 800 KE. Son CA annuel est de 275 KE l’année 8, après 250 l’année 7, 280 l’année 6. Les 800 KE ont été dépensés, et même plus puisque lors du passage par la case « cessation de paiements puis redressement judiciaire », il reste des dettes pour 400 KE. Les dirigeants ont attendu d’être au bord de l’abîme de cash pour tenter une énième levée … qui n’a pas abouti, bien entendu.

Qu’auraient-ils dû faire ?

Cesser de dépenser de l’argent en développement de leur produit qu’ils vendaient à grand-peine, mener des enquêtes auprès de leurs clients afin de savoir quel était réellement le « must have » de leur produit, développer a minima de que leurs clients leur conseillaient (et non ce que leur patron de R&D rêvait de faire), vendre des licences encore et encore et, à ce moment, avant d’être au bord du trou, lever avec des chiffres de croissance réguliers.

Encore une fois, le bon moment n’est pas forcément lorsque la rentabilité est optimale, mais lorsque le MRR croit de manière régulière et probante.


Quel rôle pour les BA et les VC’S ?

Je ne peux, à ce stade, passer sous silence le rôle des investisseurs.

Certains considèrent qu’ils sont là pour amener de l’argent et ne doivent se mêler en rien de la vie de l’entreprise.

D’autres, au contraire, pensent qu’ils doivent (ou devraient) s’investir plus avant, aider grâce au réseau relationnel des actionnaires du fonds ou du Business Angel lui-même, aider à « ouvrir des portes » chez les clients potentiels, voire « conseiller » les dirigeants sur les aspects opérationnels.

Comme toujours, la vérité se trouve entre les deux.

On ne peut demander à un Business Angel ou à un fonds de laisser faire et de ne regarder que le reporting financier.

De même, on ne peut demander à un Business Angel ou à un fonds de s’investir pleinement aux côtés des fondateurs et dirigeants de manière très intrusive dans l’opérationnel.

Détaillons les choses telles qu’elles devraient être.

Tout d’abord, que doit demander un investisseur aux dirigeants de l’entreprise dans laquelle ils ont misé une partie de leurs fonds ? De la visibilité tout d’abord.

À travers les chiffres, oui, mais pas seulement des chiffres comptables. Mettre en place et suivre un tableau de bord de pilotage ne peut que rassurer les investisseurs sur la capacité des dirigeants à monitorer des indicateurs métiers essentiels à leur réussite.

Il serait donc éminemment souhaitable que les investisseurs n’imposent pas un format de reporting standard à leurs participations, mais qu’ils leur demandent à voir, à rythme régulier, leur tableau de bord de pilotage de leur activité. Avec de véritables indicateurs Business, et pas exclusivement comptables.

Et de les challenger sur ces chiffres (passés et prévisionnels).

Il faut bien comprendre que, sauf rares exceptions, les investisseurs ne connaissent que peu ou pas les caractéristiques précises du business développé, en particulier lorsqu’il s’agit d’innovation.

Leur vision de l’évolution de l’entreprise est donc essentiellement fonction des résultats qu’ils voient et à partir desquels ils extrapolent le futur. Si celui-ci est souriant, non seulement ils ne mettront pas de pression excessive sur les dirigeants, mais ils seront (assez) facilement enclins à « remettre la main à la poche » si le prévisionnel de trésorerie le nécessite.

Partant, il est important pour les dirigeants de rassurer les investisseurs sur leurs prévisions, dans la plus grande transparence possible. Un investisseur n’aime pas être sollicité pour aider financièrement une de ses participations en ayant le sentiment de découvrir un problème de trésorerie qui n’aurait pas été anticipé ou, pire encore, qui lui aurait été dissimulé.

De même, ne pas dépenser (à bon escient) l’argent levé fait douter les investisseurs de la volonté des dirigeants à mettre tout en œuvre pour réussir les chiffres du Business Plan.

On le voit, la relation dirigeant – investisseurs doit être faite de confiance et de transparence.

Pas d’ingérence, mais pas non plus de « chèque en blanc ». Après tout, c’est l’argent des investisseurs que les dirigeants dépensent pour financer leurs investissements.


Vous pourrez trouver davantage de ressources dans mon livre “De la Startup à la Scaleup: Comment structurer sa stratégie et maîtriser sa croissance“.

Mais ausi dans les articles de Thibault sur les inconvénients et les avantages de l’autofinancement.